Le géant américain de l’analyse de données Palantir est de nouveau sous le feu des critiques. Un article du New York Times a révélé l’existence d’un projet fédéral visant à fusionner des informations sensibles issues de multiples administrations, via les logiciels de la société. Dans la foulée, plusieurs sénateurs démocrates ont écrit au PDG Alex Karp pour exiger des explications.
L’entreprise dément toute activité illégale, mais la nature des contrats signés avec l’administration Trump continue de nourrir les soupçons. Derrière ces accusations, une question centrale : Palantir est-elle en train de franchir la ligne rouge entre intégration de données et surveillance de masse ?
Des logiciels conçus pour relier toutes les données
Palantir n’est pas un simple courtier en données. La société développe des plateformes logicielles comme Foundry et Gotham, capables de relier entre eux des silos d’information jusque-là isolés. Officiellement, il s’agit de donner aux administrations ou aux entreprises une vision globale pour prendre de meilleures décisions. En pratique, ces outils permettent de croiser et corréler des données fiscales, policières ou migratoires, et de les rendre consultables en quelques clics.
Palantir insiste sur ses contrôles d’accès « au niveau objet » et sur la traçabilité de chaque consultation. Mais pour ses détracteurs, l’effet reste le même : offrir à l’État la capacité technique de bâtir une base géante, sans avoir à l’annoncer explicitement.
Une enquête et des contrats qui sèment le doute
L’alerte est partie d’une enquête du New York Times, révélant qu’un produit de Palantir avait été utilisé pour créer une base transversale. Quelques jours plus tard, dix élus démocrates ont dénoncé dans une lettre ouverte un « cauchemar de surveillance ».
En parallèle, des documents officiels consultés aux États-Unis confirment la signature d’un contrat de 30 millions de dollars entre Palantir et l’agence ICE (Immigration and Customs Enforcement). Le projet, baptisé « ImmigrationOS », vise à améliorer l’identification et l’expulsion des étrangers, en suivant presque en temps réel leurs entrées et sorties du territoire.
Des liens contractuels avec l’IRS, l’administration fiscale, ont également été pointés, même si Palantir conteste la portée des travaux engagés.
Un cadre légal contraignant mais complexe
La législation américaine est stricte lorsqu’il s’agit de données sensibles. L’article §6103 du Code des impôts interdit toute divulgation non autorisée d’informations fiscales. La Privacy Act de 1974 impose aux agences fédérales de définir la finalité de chaque système de données et de publier des avis détaillés.
Les croisements automatisés doivent passer par des accords spécifiques encadrés par la Computer Matching and Privacy Protection Act. Ces garde-fous existent, mais ils sont souvent mal connus du public et parfois difficilement contrôlables, surtout quand des prestataires privés opèrent au cœur des systèmes d’État.
La jurisprudence récente, comme l’arrêt Carpenter v. United States de 2018, montre une tendance à renforcer la protection des données numériques, sans que tous les usages actuels soient couverts.
Des risques bien réels pour les citoyens
Si les accusations se confirment, les conséquences pour la population peuvent être considérables.
- Le premier danger tient aux erreurs d’appariement : une simple confusion d’identité peut déclencher une enquête, un gel de droits sociaux ou une procédure d’expulsion
- Le deuxième risque est celui des biais amplifiés : les minorités et les étrangers sont les plus exposés à des dispositifs de surveillance ciblés, qui peuvent renforcer des discriminations existantes
- Enfin, les experts alertent sur la dérive de finalité : une technologie mise en place pour lutter contre la fraude fiscale peut, demain, être utilisée pour surveiller des opposants politiques ou des journalistes
Dans un contexte où la confiance dans les institutions est fragile, la crainte d’une surveillance omniprésente peut aussi entraîner une auto-censure dans la vie quotidienne.
Ce que l’affaire révèle vraiment
Au-delà de Palantir, c’est la question de la gouvernance des données publiques qui se pose. Les élus réclament plus de transparence : publication des études d’impact sur la vie privée, accès aux journaux d’audit et clarification des contrats passés avec des prestataires privés.
Palantir, de son côté, défend sa neutralité technique et rappelle qu’elle n’est qu’un fournisseur. Mais l’épisode illustre bien la tension grandissante entre l’innovation numérique et la protection des droits fondamentaux.
À mesure que les outils d’intégration se perfectionnent, la frontière entre simple modernisation des systèmes d’information et mise en place d’un dispositif de surveillance de masse devient de plus en plus ténue. Et ce flou, en soi, représente déjà un problème démocratique.