Depuis ses débuts, Amazon a construit son empire en réduisant les frictions de l’achat en ligne. Aujourd’hui, la firme va encore plus loin : grâce à l’intelligence artificielle, elle ne se contente plus de faciliter les commandes, elle les anticipe et les exécute. Avec Buy for Me et Interests, deux fonctionnalités en test sur son application mobile aux États-Unis, Amazon tente de redessiner les contours du commerce numérique : prévisible, délégué et centralisé. Derrière ces outils d’apparence anodine, une ambition plus vaste se dessine : faire d’Amazon l’interface unique de la consommation mondiale.
Buy for Me : acheter partout sans sortir d’Amazon
Depuis avril 2025, un sous-ensemble d’utilisateurs américains peut tester Buy for Me, une fonction intégrée à l’application Amazon Shopping (iOS et Android). Elle permet de commander des produits vendus sur des sites tiers, mais sans quitter Amazon. L’IA agentique d’Amazon agit en tant qu’intermédiaire : elle explore la page produit du site de la marque, remplit les champs nécessaires, soumet la commande au nom de l’utilisateur, et valide le paiement avec ses informations cryptées.
Ce processus automatisé s’active lorsque l’utilisateur clique sur un produit affiché sous la rubrique “Shop brand sites directly” dans les résultats de recherche. Si l’article n’est pas proposé en vente directe ou via un vendeur tiers, le bouton Buy for Me apparaît. Un clic suffit pour déclencher l’intervention de l’IA.
L’utilisateur reste dans l’interface Amazon tout au long du processus. Une fois la commande passée, il reçoit une confirmation par mail et peut suivre la livraison dans l’onglet Buy for Me Orders de son application. L’envoi et le service après-vente restent gérés par la marque d’origine, mais tout passe par Amazon.
Ce système repose sur des technologies avancées : l’IA fonctionne avec Amazon Bedrock, une plateforme d’orchestration d’IA générative, et les modèles Claude d’Anthropic. On parle ici d’IA agentique : une intelligence autonome, capable d’agir à la place de l’humain dans des environnements numériques complexes.
Un filtre invisible entre l’utilisateur et le web marchand
L’impact de Buy for Me dépasse la simple commodité. Amazon devient une interface-proxy entre le consommateur et les marques. L’utilisateur ne visite plus les sites, ne consulte plus les conditions, ne compare plus les options : il délègue. Le site marchand, quant à lui, perd la relation directe avec le client. Il ne voit qu’un flux de commandes en provenance d’Amazon.
Ce mécanisme renforce la position d’Amazon en tant qu’agrégateur ultime du commerce numérique. Même quand il ne vend pas directement, Amazon reste le point d’entrée. Il capte les données de recherche, de clics, de préférences. Il devient une surcouche qui aspire l’attention, centralise les comportements et conditionne l’expérience.
L’utilisateur, quant à lui, glisse doucement vers une logique de consommation assistée. Il ne choisit plus un produit, il accepte une solution. Il ne visite plus une boutique, il interagit avec une interface prédigérée. Et Amazon, en arrière-plan, orchestre les règles, filtre l’offre, ajuste l’algorithme pour optimiser sa propre logique commerciale.
Interests : l’IA qui surveille vos envies en temps réel
En complément de Buy for Me, Amazon expérimente une autre fonctionnalité tout aussi structurante : Interests. Présentée en mars 2025 par Daniel Lloyd, Vice-Président de la personnalisation chez Amazon, cette fonctionnalité repose sur les derniers modèles de langage (LLM) pour détecter et anticiper les désirs de l’utilisateur.
Dans la section “Me” de l’application, l’utilisateur peut formuler des prompts en langage naturel décrivant ses centres d’intérêt, par exemple : « gadgets de cuisine innovants », « produits de déco industrielle en métal noir », ou « articles de randonnée minimalistes sous 100 € ». L’IA transforme ces descriptions en requêtes intelligentes, qu’elle utilise pour surveiller en continu le catalogue Amazon.
Dès qu’un produit correspondant est détecté, l’utilisateur reçoit une notification. Interests agit comme un assistant personnel qui veille 24h/24 sur vos envies potentielles. Vous n’avez plus besoin de chercher. L’IA le fait pour vous, et vous propose des nouveautés, des promotions, des réassorts, des suggestions ciblées.
L’algorithme est capable de déduire des préférences implicites : la notion de « style romantique » dans une description se traduit en couleurs, formes, marques, et gammes de prix. En clair : vous exprimez un besoin subjectif, Amazon le convertit en produit cliquable.
Une boucle algorithmique qui se renforce d’elle-même
L’association d’Interests et de Buy for Me forme un circuit fermé. Interests observe vos goûts, vous alimente en produits. Buy for Me les achète pour vous, sans rupture de flux. Ce cycle renforce l’efficacité de l’IA, qui affine ses modèles en analysant vos réactions. Et ce que vous ne cliquez pas est tout aussi révélateur que ce que vous achetez.
Cette logique pousse vers une automatisation complète de la consommation : Amazon se charge de suggérer, trier, commander. L’utilisateur devient passif, observateur de ses propres préférences modélisées. Le commerce se transforme en une série d’actes réflexes : valider, suivre, recevoir.
Le problème ? La diversité s’efface. Vous ne comparez plus 10 sites, 5 marques, 3 esthétiques. Vous explorez ce que l’IA vous propose, dans une interface conçue pour vous séduire, pas pour vous confronter à des alternatives. Le confort devient une cage dorée.
La promesse d’un commerce prédictif… au service d’un seul acteur
En apparence, ces innovations répondent à un vrai besoin : gagner du temps, réduire les frictions, simplifier le choix. Mais elles installent en contrepartie une dépendance algorithmique. Chaque fonctionnalité devient un maillon supplémentaire d’un système centralisé, où Amazon contrôle la découverte (Interests), l’achat (Buy for Me), et la satisfaction (logistique, SAV, évaluations).
L’utilisateur n’est plus souverain dans son acte de consommation. Il est guidé, conditionné, rassuré. Et dans cet écosystème fermé, Amazon devient à la fois la vitrine, la caisse, le conseiller, et le livreur. Le reste du web marchand n’est plus qu’un back-office invisible.
Faut-il renoncer à la simplicité pour préserver la liberté de choix ?
Buy for Me et Interests ne sont pas des gadgets. Ce sont les fondations d’un e-commerce dirigé par l’IA, où le client délègue progressivement toutes ses décisions. Amazon ne vend plus seulement des produits : il vend une expérience rationalisée, programmée, adaptée à vos biais et vos routines.
L’autonomie cède la place à la recommandation, la découverte à l’optimisation. À terme, il est légitime de s’interroger : qui décide vraiment de ce que nous achetons ? Et que se passe-t-il quand toutes nos habitudes de consommation sont structurées par un acteur unique, invisible, mais omniprésent ?
La question n’est plus « Est-ce que c’est pratique ? », mais bien : à quel prix acceptons-nous de laisser une IA consommer à notre place ?
